Le Point, no. 2751 Société, jeudi 17 avril 2025 1924 mots, p. 60,61,62,63
Quand la sécurité ferroviaire déraille
Lionel Lévy et Alfred Lemaître
Laisser-aller. Les tests médicaux et psychologiques obligatoires pour être employé par les chemins de fer sont massivement contournés. Enquête.
Il aura fallu plusieurs jours pour que l'employé avoue : " Mon test psychologique ? Je l'ai eu en cinq minutes contre 700 euros en liquide. " Quand Jérôme Haize, responsable qualité, sécurité et environnement dans l'entreprise de sécurisation des chantiers ferroviaires Les Sentinelles du rail, s'entretient avec cet " annonceur ", chargé sur le terrain d'avertir du passage des trains, il tombe des nues.
L'employé venait d' " oublier " huit ouvriers sur un tronçon ! " Non seulement il n'avait aucune conscience du danger, mais il assumait aussi parfaitement avoir passé un test bidon ", déplore-t-il. Licencié après l'incident, jugé inapte lors d'un nouvel examen, le resquilleur réussira pourtant à se faire réembaucher dans une autre entreprise... Un couac sidérant, qui n'est pas isolé.
Des contrôles plus poreux depuis 2006
Le secteur ferroviaire français, qui emploie plus de 350 000 personnes, exige des tests médicaux et psychologiques pour les quelque 50 000 postes liés à la sécurité - conducteur, aiguilleur, annonceur, technicien ou agent de maintenance sur les voies...
Depuis l'ouverture à la concurrence du fret en 2006, de nombreux opérateurs privés sont apparus, tous devant employer du personnel habilité. La libéralisation a rendu ces contrôles plus poreux : absence de fichier des candidats ajournés, flou juridique permettant de multiplier les tentatives.
56 médecins et 70 psychologues agréés
Auparavant centralisés à la SNCF, qui possède encore ses propres médecins, réputés très stricts, ces examens sont aussi confiés depuis 2010 à des praticiens externes, et des dérives sont apparues. Peu ou pas contrôlés, certains des 56 médecins et 70 psychologues agréés par le ministère des Transports délivrent sans vergogne des certificats de complaisance.
" Un tiers d'entre eux sont problématiques ", s'alarme le patron d'une entreprise ferroviaire. Une estimation ahurissante, que confirment pourtant au Point nombre de ses confrères, qui n'osent pas s'exprimer publiquement de peur d'être mis au ban des appels d'offres. " Les incidents se multiplient, souvent du fait de personnes qui n'auraient jamais dû se retrouver sur les voies. Nous sommes totalement démunis ", confie une autre source.
Dénonçant une baisse générale de la culture de la sécurité, certaines entreprises s'organisent, contactent les médecins, refont passer les tests... Des contrôles multipliés pour stopper les dérives et éviter des " événements de sécurité " dont elles seraient jugées responsables. Une tâche de plus en plus coûteuse, à l'heure où les prix des appels d'offres de SNCF Réseau ont baissé de 20 % en cinq ans.
20 000 " événements de sécurité " par an
L'Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF), qui veille au respect des normes, recense 20 000 " événements de sécurité " par an. Si la majorité des incidents sont mineurs, SNCF Réseau, qui dresse le bilan tous les ans, a compté sept accidents mortels de travailleurs du rail en 2023 et 2024, au point de déclencher au printemps dernier un programme dédié, " Nos vies, notre priorité ", afin de sensibiliser ses sous-traitants. Malheureusement, 2025 s'annonce mal, avec déjà deux agents décédés en janvier.
" Dans le ferroviaire, tout le monde connaît les médecins et les psys douteux. Les candidats et les formateurs se refilent la combine pour être déclarés aptes. C'est un secret de Polichinelle ",fulmine Ala El Haiba, chef de la production des Sentinelles du rail, qui propose des services de maintenance et de sécurisation des voies ferrées.
La CFA peu réactive malgré les nombreux signalements...
Selon nos informations, la Commission ferroviaire d'aptitude (CFA), émanation du ministère des Transports créée en 2010, chargée d' " instruire les affaires relevant de l'agrément des praticiens "et aujourd'hui sous la tutelle du ministère de la Transition écologique, est au courant de ces dérives. Mais elle est peu réactive, malgré les nombreux signalements... En 2017, lors d'une journée d'échanges organisée par la CFA, un psy agréé avait avoué rendre aptes la quasi-totalité de ses " clients ", à la consternation du public. Toujours en activité, son agrément a été reconduit en 2021.
Même apathie face à ce courriel, adressé par une entreprise ferroviaire le 1 er avril 2020, dénonçant des " certificats médicaux contradictoires pour les mêmes agents ",signalant de multiples fraudes (comme des " fausses poches d'urine ") ou des médecins " prenant des sommes importantes en liquide pour garantir les aptitudes ". L'alerte est restée sans réponse.
Silence radio, toujours, de la CFA comme du ministère, lorsque le rapport très étayé d'un cabinet de détectives privés, missionné par un centre d'aptitudes, leur est adressé en janvier 2024. Les enquêteurs se sont fait passer pour des candidats et détaillent la façon dont se sont passés leurs tests. Certificats délivrés sans consultation, entretiens psychologiques bouclés en dix minutes, résultats toujours positifs en dépit de réponses absurdes...
Interrogée, la commission ne se remémore aucune de ces alertes. " La CFA n'est pas responsable de l'agrément des praticiens ",esquive sa vice-présidente, Marie Josso, se réfugiant derrière le rôle consultatif de l'instance. " C'est au ministère de vous répondre ", coupe Danièle Reuland, sa présidente, invoquant un " devoir de réserve ".À croire qu'il n'y a aucun chef en gare...
Après avoir refusé un entretien, le ministère a fini par nous répondre par écrit, éludant la question des pratiques douteuses de certains praticiens et défendant sa commission. " Elle n'a pas de pouvoir de contrôle de ces professionnels de santé ",s'entête le ministère, oubliant que la mission de la CFA est gravée dans son règlement intérieur : " procéder à toute étude, élaborer et publier tout document, formuler toute recommandation utile portant sur le dispositif de suivi des aptitudes physiques et psychologiques " des personnels. Pourquoi un tel laxisme ?
Un business juteux pour certains médecins et psychologues
Pour les médecins et les psychologues, le rail et les aptitudes ferroviaires sont un business juteux. Les visites médicales et psychologiques se facturent entre 850 et 1 200 euros. Pour se faire agréer, il suffit de remplir un dossier en ligne. " Nous vérifions les protocoles mis en place ", affirme Anne Josso. Mais les contrôles in situ sont rarissimes. " Des psychologues ont été agréés sans avoir acheté de machine de tests ! Ils remplissaient leur dossier en se basant sur la documentation en ligne ",soupirent plusieurs praticiens.
Dans la pratique, au-delà des tests obligatoires - concentration, réactivité, stress -, il est courant, pour gagner du temps, de s'affranchir de l'entretien psychologique. Or " cet entretien poussé est indispensable,détaille Laure Dusart, psychologue agréée par le ministère. On peut très bien réussir les tests en situation de stress et se comporter comme un danger public avec les règles de sécurité. "
Problème : la durée de validité des tests
Autre difficulté, la durée de validité des tests : dix ans pour les conducteurs de train. " Rien que ça, c'est n'importe quoi,juge Éric Hess, psychologue agréé associé du centre d'aptitudes H et E Évaluations. Votre santé mentale peut radicalement changer sur la période. Aujourd'hui, on a potentiellement des dingos qui conduisent des trains. " " Il y a d'autres garde-fous, comme les visites de la médecine du travail ",tempère Jean-Damien Poncet, président du Bureau d'enquêtes sur les accidents de transport terrestre.
Mais ce test psy irrite les travailleurs, qui préfèrent parfois refuser un arrêt de travail après un incident pour éviter de le repasser. " La moitié de notre rémunération dépend des kilomètres parcourus, détaille Frédéric Meyer, représentant Unsa chez SNCF Voyageurs. Ne plus rouler, c'est perdre la moitié de son salaire, alors le syndicat milite pour faire sauter ce verrou. Côté opérateurs au sol, c'est plus simple : une fois réussi, le test psy vaut pour la vie. " Rassurant...
Totem d'immunité
Certains médecins semblent bénéficier d'un totem d'immunité. C'est le cas du docteur El Hassan Lmahdi. Médecin du Sénat durant cinq ans (de 2019 à 2024), il s'est fait connaître du grand public pour avoir dévoilé l'affaire du chantage à la sextape à la Chambre haute (révélée par Le Canard enchaîné).
Agréé en mars 2022 à délivrer des aptitudes ferroviaires, il est nommé par le ministère membre de la CFA trois mois plus tard. " Sans rien connaître au domaine ",de son propre aveu. Licencié du Sénat en février 2024 pour avoir cumulé ces emplois, il démissionne de la commission mais conserve son agrément.
Son cabinet affiche des taux records d'aptitudes. " Seuls 10 à 15 % des candidats reçus sont inaptes ", explique-t-il. Soit trois fois moins que ses confrères. Et pour cause... Le 14 août 2023, selon nos informations, le médecin a fourni un certificat à un candidat sans même l'avoir vu. En septembre 2024, il en délivre un autre à une personne déjà recalée deux fois ailleurs pour une pathologie incompatible avec les métiers du ferroviaire. " Ça ne me dit rien. C'est impossible ",dément le médecin.
Le Far West des formations
Côté formation, c'est encore pire. Les organismes fantômes pullulent, une tendance qui s'est accélérée depuis juin 2024, alors que l'EPSF n'est plus tenu de les agréer. " Les métiers du rail promettent des emplois stables et des salaires alléchants ", explique Julien Bocquet, président de Sages Rail, PME spécialisée dans l'expertise et la sécurité du rail. " Des sociétés louches profitent de la misère sociale, vendent le ferroviaire comme un eldorado à des populations sans aucune qualification. "Un Far West ?
Ces formateurs racolent sur Snapchat, TikTok ou Instagram. " Un métier facile à 4 000 euros par mois, ça vous tente ? " vante ainsi un organisme sur TikTok. Les formations sont éligibles aux aides de France Travail ou de feu le CPF. " Tout le système est vérolé. Allez dire non à un opérateur qui a financé la formation de 20 candidats à l'embauche ", se désole une psychologue. Écoeurée, elle a préféré quitter le ferroviaire.
5 000 euros par personne placée
Idem du côté des jeunes recrues qui se saignent pour payer leur formation. " Cela incite à trouver des praticiens complaisants ",souligne un formateur. Ou d'autres relais douteux, afin de caser les candidats en entreprise. Des patrons ont dû renvoyer des collaborateurs qui se faisaient graisser la patte pour chaque personne placée. Un chef de la sécurité évoque 5 000 euros par tête. Ailleurs, une autre se faisait payer en sacs Vuitton.
Plusieurs montent même leur propre société de formation. " Je suis inondé de centaines d'e-mails de candidats. Certains organismes vendent nos données personnelles ",s'insurge Julien Bocquet. Ou elles sont échangées sous le manteau : de 200 à 300 euros l'e-mail ou le numéro de téléphone. " Quelqu'un a même usurpé mon identité en promettant un poste à des candidats crédules, s'énerve Ala El Haiba. Déçus de ne pas être embauchés, ils sont venus m'attendre en bas de l'entreprise... " Le cadre a porté plainte.
" Il y a des dérives dans tous les systèmes, mais je connais suffisamment les patrons des entreprises ferroviaires pour savoir qu'ils sont sensibilisés à la sécurité comme à leurs responsabilités ", temporise Laurent Cébulski, directeur général de l'EPSF.
Plus aucune barrière à l'entrée
Une vision qui ne convainc pas tout le monde : " Ce secteur mérite un sacré coup de balai ",tacle le psychologue agréé Éric Hess. Et l'avenir n'augure pas de rails plus sûrs : la STI OPE, le règlement européen qui vise à assurer l'interopérabilité du rail, prévoit que, à partir de 2025, seuls les conducteurs devront passer par des praticiens agréés. Les opérateurs au sol pourront être déclarés aptes par n'importe quel médecin ou psychologue. Il n'y aura ainsi plus aucune barrière à l'entrée. Une décision que la majorité des entreprises ferroviaires regrettent, même si elle devrait permettre, en théorie, des économies substantielles.
En Allemagne, où les exigences pour qualifier les conducteurs et agents sur voies ont été réduites depuis la libéralisation du marché ferroviaire, plus d'un tiers des trains n'arrivent plus à l'heure, et les incidents et accidents sont montés en flèche. Au-delà des structures vieillissantes, le facteur humain reste essentiel, soulignent différents rapports. Nous voilà prévenus